Zone euro : la récession peut-elle dompter l'inflation ?
Nous sommes dans un contexte de marché où une mauvaise nouvelle macro peut être une bonne nouvelle pour les marchés. Ce fut le cas pour les États-Unis cette semaine après que l'enquête sur les offres d’emploi (JOLTs) eut montré les premiers signes de faiblesse du marché américain, ravivant les espoirs d'un éventuel pivot de la Fed. Le niveau de récession reflété par les indicateurs économiques publiés cette semaine pour la zone euro n'a cependant pas eu le même impact. Les prix de l'énergie, la faiblesse de l'euro et l'atonie du marché du travail en Europe indiquent que l'inflation dans la zone euro ne s'adaptera pas aussi rapidement qu’aux États-Unis à une contraction du PIB ou à une augmentation du taux de chômage.
Point conjoncture : récession à venir
L'indice composite final des directeurs d'achat (PMI) publié cette semaine pour la zone euro est tombé à 48,1 en septembre (contre 48,9 en août, juste en dessous du consensus de 48,2). Ce chiffre inférieur à 50 indique que l'activité dans la zone euro s'est considérablement affaiblie au troisième trimestre, à l'exception de la résilience notable de l'activité des services en France.
- Au niveau des pays : l'indice composite en Allemagne est tombé à 45,7 (contre 46,9), tandis qu'en France il a augmenté à 51,2 (contre 50,4 en août). En Italie, l'indice composite a encore baissé à 47,6 (contre 49,6 en août), et l'indice PMI en Espagne s’est contracté à 48,4 (contre 50,5 en août).
Bien que les goulets d'étranglement de la chaîne d'approvisionnement se soient atténués, permettant aux entreprises de résorber d'importants arriérés de production, la flambée des prix de l'énergie a fait chuter les attentes des fabricants quant à la production future. Nous prévoyons une légère contraction du PIB à partir du troisième trimestre, amortie par l'impact d'une saison touristique florissante et suivie de deux trimestres de légère récession, avec des ralentissements plus marqués dans les pays plus exposés à la crise énergétique en Europe de l'Est et en Italie. Les amortisseurs sociaux devraient limiter l'impact de la crise énergétique sur les ménages, tandis que l'investissement mettra plus de temps à se redresser sans une meilleure visibilité.
L'inflation dans la zone euro n'est plus seulement une histoire d'énergie
Selon les estimations préliminaires d'Eurostat publiées la semaine dernière, l'inflation dans la zone euro a atteint 10% en glissement annuel en septembre. Les prix ont également progressé de 1,2% sur une base mensuelle, soit la plus forte hausse depuis mars 2022. Les prix de l'énergie (en hausse de 40,8% en glissement annuel) et les prix des denrées alimentaires (en hausse de 11,8% en glissement annuel) continuent de tirer l'accélération de l'inflation. Toutefois, la répercussion apparente sur les autres prix est plus inquiétante pour la BCE. L'inflation cœur (excluant les prix volatils de l'énergie, de l'alimentation, du tabac et de l'alcool) a en effet atteint son taux le plus élevé jamais enregistré en glissement annuel (4,8%), sous l'effet de la hausse des biens industriels non énergétiques et des services (Graphique 1). Si l'on considère les statistiques nationales, il est important de souligner qu’en Allemagne la remise sur le carburant et le "ticket de 9 euros" pour les transports publics, qui avaient maintenu l'inflation à un niveau artificiellement bas, ont maintenant expiré. Par conséquent, les prix à la consommation allemands sont également en hausse de 10% en glissement annuel en septembre. L'inflation varie désormais de 6,2% en glissement annuel (en France, aidé par le bouclier des prix de l'énergie) à 17,1% (aux Pays-Bas).
L'inflation restera élevée, malgré la récession
Pour ce qui est de l'avenir, tout n'est pas sombre sur le front de la croissance européenne, ce qui devrait permettre d'éviter une récession prolongée due à cette crise énergétique, mais nous maintenons notre scénario d’une récession sur 2 ou 3 trimestres. Le programme NextGen de l'Union européenne (UE) a déjà été communiqué aux États membres et les investissements publics sont en hausse. L'important afflux de personnes en provenance d'Ukraine augmente la main-d'œuvre européenne, notamment en Allemagne et en Pologne, et les mesures fiscales devront en parti protéger les consommateurs de la crise énergétique.
Les prix de l'énergie devraient continuer à soutenir l'inflation cet hiver, avant de s'essouffler début de 2023.
- Tout d'abord, même si les prix du pétrole devaient se redresser par rapport aux niveaux actuels, compte tenu des réductions d'offre renforcées de l'OPEP cette semaine et d'un rebond de la demande chinoise, ils devraient se modérer en glissement annuel à partir de 2023.
- Les dommages causés par l'incertitude de l'approvisionnement en gaz commencent tout juste à affecter la croissance, mais l'impact des prix du gaz sur l'inflation devrait ralentir en l'absence de tension supplémentaire sur l'approvisionnement. Les prix du gaz ont déjà baissé de près de 40% au cours du mois de septembre, mais restent encore 40% plus élevés que les niveaux du 31 décembre 2021.
- Enfin, les efforts visant à plafonner la hausse des prix de l'électricité actuellement en discussion au niveau de l'UE, ainsi que des effets de base importants un an après le déclenchement de la crise ukrainienne, devraient réduire la pression directe du coût de l'énergie sur l'inflation des prix à la consommation jusqu'en 2023. Cependant il est clair que, par rapport aux États-Unis, le principal risque lié aux prix de l'énergie en Europe provient de la forte volatilité du prix de gros de l'électricité, fortement corrélé ceux du gaz.
Néanmoins, l'inflation totale restera élevée en raison de l'effet de répercussion décalé des prix de l'énergie sur les autres prix et de l'impact de la hausse des salaires. La dynamique de l'inflation cœur devrait prendre le relais des prix de l'énergie ; en 2023, l'inflation cœur pourrait dépasser l'inflation totale.
- La contraction de l'activité ne devrait pas entraîner une réduction massive de l'emploi. Par conséquent, l'impact sur les salaires devrait être plus modeste. Les salaires ont augmenté de 4,1% au 2ème trimestre par rapport au T2-2021 en Europe (après 3,7% au T1 et 2,2% au T4-2021), avec toutefois des divergences sectorielles importantes entre l'industrie (2,7%), la construction (4,1%) et les services (4,9%). Les pays d'Europe de l'Est ont mené la hausse des salaires tout comme l'Allemagne (+5,5% au T2 avec les services en hausse de 8,2%). Le coût de la main-d'œuvre a augmenté de près de 6% en Belgique, où les salaires sont indexés sur l'inflation. En termes réels (corrigés de l'inflation), la croissance des salaires dans la zone euro reste négative. Jusqu'à présent, le taux de chômage demeure stable à un niveau historiquement bas de 6,6%. En Allemagne, les offres d'emploi s’affichent supérieures de 10% aux niveaux d'avant crise, malgré l'afflux de réfugiés d’Ukraine. Une grande partie des salariés de l'industrie sidérurgique allemande regroupés au sein d'IG Metall ont reçu une augmentation de salaire de 6,5% sur 18 mois, qui comprend également une prime unique de 500 euros. Les salaires devraient continuer à augmenter dans la zone euro en 2023.
- L'inertie de l'inflation. Historiquement, les salaires ont été rigides en Europe en raison du manque de flexibilité du marché du travail, de la durée plus longue des accords salariaux et de la forte proportion de PME . Les salaires ont jusqu'à présent beaucoup moins augmenté qu'aux États-Unis (6,7%) ou au Royaume-Uni (5,5%), où l'indexation des salaires sur l'inflation est plus répandue. En outre, après un mois d'assouplissement, les anticipations d'inflation, tant celles du marché que celles des consommateurs, sont à nouveau en hausse. Plus il faut de temps pour maîtriser l'inflation, plus le risque est grand que les processus de fixation des salaires se traduisent par des écarts d'inflation plus importants entre les pays. Pour cette raison, les décideurs politiques en Europe préfèrent éviter la hausse des salaires, qui aura un effet durable sur l’inflation des prix, et se concentrent sur la limitation des prix de l'énergie pour protéger les consommateurs. Les salaires, bien que publiés avec un retard important en Europe, seront un indicateur clé à suivre dans les mois à venir.
- Bien que la pression exercée par les prix de l'énergie devrait faiblir, les prix à l'importation resteront plus longtemps élevés en raison de la hausse du coût logistique des importations de gaz naturel liquéfié, ce qui pèsera sur la balance commerciale et contribuera à la faiblesse de l'euro, encore accentuée par le paiement de l’énergie en USD.
Principaux enseignements pour l'investisseur
- Bien que l'inflation soit supérieure à l'objectif de la BCE depuis juillet 2021, les hausses de taux n'ont commencé qu'un an plus tard. Face à une inflation attendue à 5,7% en 2023, la BCE va accélérer les hausses de taux. Début octobre, les marchés anticipaient des taux directeurs à 1,95% pour la fin de l'année et à 2,17% pour septembre 2023.
- L'atonie du marché du travail en Europe signifie que l'inflation dans la zone euro ne s'adaptera pas aussi rapidement à une contraction du PIB ou à une augmentation du taux de chômage. Les marchés seront plus sensibles aux données macroéconomiques des États-Unis au cours des prochains mois.
- Si nous n'avons pas de nouvelles frayeurs sur l'approvisionnement en gaz en Europe, nous avons des raisons de croire qu'il y aura une reprise de la croissance en S2 2023. La désinflation, une nouvelle accélération des revenus salariaux et des nouvelles mesures fiscales devraient soutenir le PIB à partir du deuxième trimestre 2023.
- Les cicatrices de la crise seront toutefois visibles, car les déséquilibres macroéconomiques de l'euro vont se creuser, notamment avec une augmentation significative de la dette du secteur public et du déficit de la balance commerciale. C'est un facteur négatif à long terme pour l'euro. Les investisseurs devraient également commencer à prendre conscience de l'impact sur les bénéfices des entreprises, après plusieurs trimestres pendant lesquels les boucliers énergétiques ou les stratégies de couverture ont reporté ou réduit l'impact de la hausse des prix de l'énergie.
Graphique 1 : inflation totale (en glissement annuel, %) et facteurs contributifs (contribution en points de pourcentage a la croissance des prix en glissement annuel)
Graphique 2 : inflation cœur (en glissement annuel, %)
07 octobre 2022